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Programme de recherche du GAHOM : 2006-2010

Une culture du Livre dans une société d’illettrés
Parler, figurer, écrire dans l’Europe médiévale.

Responsable : Jean-Claude Schmitt

L’historien se doit aujourd’hui de poser sur les objets qu’il étudie et qui lui semblent familiers un regard distancié exprimant un étonnement comparable à celui qui saisit l’anthropologue face à des sociétés différentes de la sienne. Toute la tradition des « humanités » s’est fondée au contraire sur la recherche d’une empathie à l’égard du passé de l’Europe, la reconnaissance complaisante d’une fausse continuité qu’attesteraient l’identité des lieux, la permanence des monuments, la généalogie des langues (du latin au français entre autres). Au contraire, les hommes du Moyen Âge latin et chrétien, si proches de nous en apparence, sont radicalement autres dès qu’on y regarde de plus près. Parmi tous les traits qui les distinguent de nous, on privilégiera ici ce qu’on peut appeler leur « illéttrisme » par analogie avec les catégories de litterati et illitterati propres à l’époque médiévale. Il ne s’agit évidemment pas d’apprécier dans une telle société, comme on pourrait le faire dans la nôtre, le pourcentage des analphabètes, mais de poser un problème de structure sociale. La question renvoie en effet à la division fondamentale entre « clercs » et « laïcs », à l’accès réservé au savoir (divin) contenu dans le Livre, mais surtout à l’importance des autres modes de communication, qui interagissent avec l’écrit : l’oralité et l’image.

Le monde médiéval occidental sur lequel porte ce projet est aussi un monde où les divers plans de représentations et les fonctions sociales qui constituent, en un sens global et anthropologique, la culture, sont étroitement intégrés, indissociables, rétifs par conséquent à des approches étroitement disciplinaires conduites en ordre dispersé. Or toute l’érudition, depuis plus d’un siècle, s’est construite sur la division des savoirs spécialisés (histoire littéraire, histoire de l’art, histoire de la musique, etc.), ce qui était sans doute nécessaire en un temps de construction intellectuelle et institutionnelle des champs scientifiques, mais qui risque aujourd’hui de constituer un frein à l’intelligence du passé dans sa complexité. Notre projet s’appuie au contraire sur l’expérience éprouvée, forgée dans le travail collectif, du croisement des disciplines et de la fécondation mutuelle des questionnaires.

Il nous semble avant tout indispensable de tourner le dos aux études empiriques, ponctuelles, impressionnistes qui ont longtemps prévalu. Ainsi le travail sur les séries amples nous semble-t-il essentiel pour faire apparaître les continuités massives, mais aussi les variations discrètes qui révèlent des infléchissements de l’évolution historique, qu’il s’agisse des transformations formelles d’un thème iconographique ou narratif dans la longue durée, des changements de supports et donc de contextes socio-culturels d’un motif iconographique qui migre du livre vers la peinture murale publique, du récit de sa vie formalisé par le souverain ou le prince sur le temps long du pouvoir et de l’histoire de la personne, ou encore d’une tradition orale recueillie sous la forme écrite d’un exemplum qu’un prédicateur réinjectera ensuite dans l’espace commun de la parole.

Le projet, dont on tient par conséquent à souligner, au-delà de la diversité des objets, l’unité thématique et méthodologique, forme une sorte de triptyque dont les trois volets (axes) sont indissociables. Si chacun d’eux suppose un travail spécifique d’établissement et de traitement de corpus, leurs titres respectifs montrent assez combien la collaboration des sous-équipes concernées sera nécessaire et permanente.

« Parler » (Axe dirigé par Marie-Anne Polo de Beaulieu, Directeur de Recherches au CNRS)

Il s’agit de replacer dans l’empire d’une culture profondément orale par ses modes de communication comme par le primat idéologique accordé au Verbe, les nouvelles techniques de persuasion religieuse et morale et de contrôle social mises au point par les prédicateurs à partir du début du XIIIe siècle. Elles consistent dans l’insertion dans les sermons de récits brefs fréquemment tirés des traditions « populaires » (contes, légendes, anecdotes de toutes sortes) et mis au service de l’idéologie dont le prédicateur est le porte-parole autorisé. Les sources disponibles sont évidemment écrites. Mais l’effet de masse recherché par l’enquête et que permettent d’atteindre tant le recours à l’informatique que la collaboration internationale de chercheurs travaillant en réseau, est susceptible de pallier le caractère partiel de la documentation. L’étude de longue durée des « types narratifs » (au sens de la classification internationale des Types of Folk-Tales d’A. Aarne et S. Thompson des traditions orales) met en évidence les principes de transformation structurale et historique des récits ; l’étude systématique du vocabulaire permet de restituer la dimension orale et vernaculaire du texte en latin et même la dimension gestuelle de la performance du prédicateur. Il va de soi que la collaboration entre l’équipe s’occupant principalement des exempla et celle qui s’occupera essentiellement des images sera tout particulièrement justifiée : le traitement systématique du grand nombre d’exempla enluminés présents dans quelques manuscrits marque un véritable tournant dans ce champ d’étude, puisque la littérature homilétique semblait jusqu’à une date récente étrangère au monde figuré. L’enjeu est de proposer une histoire différente des interactions entre groupes socio-culturels, par delà les lignes de partage entre clercs et laïcs, hommes et femmes, lettrés et illettrés, écrit et oral, « culture savante » et « culture populaire », langue savante et langues vernaculaires. A ce titre les exempla et la prédication jouent un rôle dans l’ensemble des « performances sonores » de la liturgie, en particulier lors des grandes processions qui consistent en déplacements spatio-temporels, en prières et en chants mais également en des manifestations moins facilement repérables, cris et sermons adressés au peuple. Un des aspects de l’étude des exempla est ainsi de s’ouvrir vers l’étude d’autres textes  tels que les ordinaires liturgiques (P. Collomb).

Les exempla (ou anecdotes exemplaires) sont moins un genre littéraire qu’un « melting pot » culturel et religieux, formidable outil d’intégration de récits de toute nature et d’origines très diversifiées (orales et écrites) dans un moule narratif visant à rendre la plus efficace possible la performance du prédicateur, mais aussi le discours du docteur en droit ou la disputatio du maître en théologie. Les exempla innervent toute la littérature didactique, religieuse ou profane, ces distinctions ayant une faible pertinence dans la société médiévale. Cependant, notre équipe se concentrera sur l’exemplum homilétique, dans la mesure où la prédication est le premier « mass media » de l’Europe Occidentale. Il s’agit d’amplifier une recherche de longue haleine, dont les résultats déjà acquis valent à l’équipe une réputation internationale qui l’a consacrée comme la tête d’un réseau s’étendant sur plusieurs pays européens et les États-Unis. Le cœur de ce réseau est constitué du reste des trois banques de données accessibles en ligne que l’équipe a constituées et continue d’enrichir : Bibliex (Bibliographie européenne des exempla), RELEx (Ressources en ligne des exempla), ThEMA (Thesaurus Exemplorum Medii Aevi) (http://gahom.ehess.fr).

Trois axes de recherche et de publication :

1 - Les exempla à la frontière de l'oralité et de l'écriture

On étudiera les modes de constitution et d’organisation des collections d’exempla en s’intéressant aux collectes orales dans les ordres religieux et aux stratégies comparées des Clunisiens, des Cisterciens et des Mendiants. Les sources orientales (arabes notamment) feront l’objet d’un inventaire à ce jour inexistant. On consacrera une enquête à l’intégration de la Vie de Bouddha dans l’hagiographie chrétienne via la Vie de Barlaam et Josaphat. Outre l’usage des exempla dans les sermons, on sera attentif à l’utilisation de certains d’entre eux dans les lectures pieuses privées ou collectives (confréries) de la fin du Moyen Âge. Pour ce faire, on prévoit la publication critique de nouveaux recueils d'exempla : le manuscrit dit de Beaupré (BnF, lat. 15912) en collaboration avec O. Legendre (IRHT, CNRS), et le manuscrit Harley 3244. En outre on dressera l’inventaire systématique des collections d’exempla anonymes, dépourvues de titre et inédites.

2 - Inventaire des exempla bibliques :

On sait encore peu de choses sur la vulgarisation de la Bible à destination d’un public largement illettré. Cette notion de « vulgarisation » fera l’objet d’une réflexion approfondie : elle sera conçue comme un processus d’échanges réciproques, comme la constitution de « figures de compromis » entre divers niveaux culturels et une multiplicité d’univers de croyances, et non pas comme l’imposition univoque d’un savoir d’élite sur les masses incultes. La définition des exempla bibliques sera approfondie, en tenant compte non seulement de l’origine du récit, mais de la citation qui l’introduit et du commentaire qui l’accompagne. On prêtera une attention spécifique aux recueils enluminés, le Ci nous dit (Musée Condé de Chantilly : 800 exempla enluminés), la Fleur des Histoires, les Rothschild Canticles (Yale).

3 - Étude du corpus biblique dans les collections d'exempla selon plusieurs axes

Il s’agit de repérer cette fois, non les exempla bibliques, mais les usages de la Bible – latine et vernaculaire - dans les exempla : Ancien Testament ou Nouveau Testament, Apocryphes, « succédanés » de la Bible (Historia Scolastica, Bibles historiales, etc.). On traitera à part les exempla en langue vernaculaire pour voir s'ils présentent une spécificité (Nicolas Bozon, Ci nous dit, Fleur des Histoires, prédicateurs italiens : Jacopo Passavanti, Filippo degli Agazzari, Domenico Cavalca, etc). On s’attachera à repérer des stratégies de diffusion du savoir biblique évoluant avec le temps, selon les ordres religieux et des aires culturelles différentes. On proposera l’analyse plus serrée d’un corpus privilégié : les métaphores de la Passion du Christ empruntées au domaine féminin de la vie quotidienne (cuisine, allaitement, lessive).

Collaborations nationales et internationales

L’ensemble de ces actions sera mené en étroite relation avec des chercheurs étrangers et leurs équipes, spécialistes de la prédication médiévale. En Belgique : Steven Vanderputten (Université de Gand) et Baudouin Van Den Abelee (Université libre de Bruxelles) ; aux États-Unis : Caroline Bynum (Institute for Advanced Study), Laura Weigert (Rutgers University) et Katherine Zieman (Catholic University of Notre-Dame) ; en Espagne : Maria Jesus Lacarra (Université de Saragosse) ; en Italie : Silvana Vecchio (Université de Ferrare), Carla Casagrande (Université de Pavie), Laura Gaffuri (Université de Turin), Gian Paolo Maggioni (Université de Milan) ; en Suisse : Olivier Collet (Université de Genève). Une étroite coopération sera poursuivie par ailleurs avec une équipe de l’Université de Paris-X Nanterre (Claude Cazalé-Bérard et Bernard Darbord), Gisèle Besson (ENS de Lyon), Lydie Ducolomb (Université de Lyon 2) et Olivier Legendre (CNRS-IRHT).

« Figurer » (Axe dirigé par Jérôme Baschet, Maître de Conférences à l’EHESS).

L’« histoire des images » marque l’une des avancées les plus notables du travail des historiens, notamment médiévistes, des dix ou vingt dernières années. Elle s’est faite par l’appropriation du savoir accumulé par l’« histoire de l’art », mais aussi par l’affirmation de priorités théoriques et méthodologiques originales : la mise en valeur de la notion d’« image » plutôt que celle d’« art » ; l’explicitation anthropologique des significations et des fonctions des « images-objets » et des « images-corps », dans leurs usages rituels, dévotionnels ou politiques ; les relations entre les images matérielles et l’« imaginaire » visionnaire, onirique ou mémoriel constitutifs des identités individuelles et collectives, etc. Dans leur fonctionnement social, les images renvoient par ailleurs à l’écrit, à l’oral et à la musique : l’image n’est jamais l’« illustration » d’un texte, mais entre en dialogue avec un « texte », en particulier biblique, fût-il implicite (dans le cas d’un tympan sculpté) ou explicite (dans le cas d’une miniature d’un manuscrit). Enfin, on sera attentif à la spécificité des modes de figuration de l’époque médiévale, notamment à la mise en jeu par les images de catégories spatio-temporelles totalement étrangères aux nôtres. Pour ce thème comme pour les deux autres, on aura donc le souci d’accompagner chaque étape de la recherche d’une réflexion méthodologique et épistémologique serrée. Et ici aussi, on se propose de travailler dans la longue durée sur des « séries » d’images, en évitant les choix impressionnistes qui interdisent de comprendre la logique globale du rapport texte/image, le système des couleurs ou des gestes. Le rythme des couleurs et des gestes est d’autant plus important qu’il fonde la « musicalité » des images, qu’exprime parfois, à côté ou même dans l’image, une notation neumatique. Ce point est d’autant plus important à nos yeux qu’il établit un lien serré entre les images et les sons et la voix, dont Paul Zumthor a montré naguère l’importance cruciale dans la culture médiévale.

1 – Travail coopératif sur un corpus d’images : les chapiteaux des églises d’Auvergne

Nous nous proposons d’engager une enquête de grande ampleur, et à certains égards expérimentale, sur les chapiteaux romans des églises d’Auvergne, qui n’ont pas fait à ce jour l’objet d’une étude systématique satisfaisante. Avec des édifices importants comme Mozat, Saint-Nectaire, Notre-Dame du Port (et d’autres moins connus), il s’agit pourtant d’un corpus exceptionnel, à la fois homogène et diversifié, qui se prête à une approche doublement sérielle, prenant en compte la totalité des chapiteaux distribués au sein d’un même lieu ecclésial et l’ensemble des édifices concernés.

On réalisera une campagne photographique numérique, systématique et raisonnée dans sa méthode, de façon à rendre sensible, pour les utilisateurs du matériel produit, la disposition d’images distribuées sur des objets tri-dimensionnels, eux-mêmes associés au sein d’un espace complexe qui est celui de l’édifice cultuel. L’étape suivante est la mise en ligne d’un site rendant accessible l’ensemble de ce corpus photographique, non pas comme fin en soi, mais de manière à créer un outil expérimental de travail coopératif entre plusieurs chercheurs et équipes concernés par cette question, mais entre lesquels l’éloignement géographique et les pesanteurs des modes de travail habituels dans les sciences sociales ne permettent que des échanges trop ponctuels. L’outil technique que constituerait cet ensemble photographique en ligne, associé à un site commun de discussion et d’information (on pourra s’inspirer en l’adaptant de ce qui existe par exemple dans le domaine bio-médical) permettra ainsi d’engager à la fois un travail commun et la production d’un outil accessible à tous, en associant, outre les membres propres de l’équipe, des chercheurs tels que Marcello Angheben (CESCM de Poitiers), Caroline Roux (Université de Clermont-Ferrand), Jean Wirth (Université de Genève), Robert Maxwell (Université de Pennsylvania).

Dans l’analyse des ensembles sculptés, on mettra un soin particulier à ne pas séparer l’iconographie et les motifs ornementaux, trop souvent négligés. Ceux-ci accordent en effet un rôle majeur au végétal et à l’animalité, comme vecteurs rythmico-symboliques des ensembles sculptés et architecturaux, ce qui amènera à développer la réflexion sur les rapports entre naturalité et sacralité au sein de l’édifice cultuel. S’agissant de la distribution d’ensemble des thèmes et des motifs, on considérera qu’il n’existe pas de détermination mécanique imposant que tel sujet figure en tel emplacement, d’où une grande variabilité d’un édifice à l’autre, mais qu’il s’agit de faire apparaître des régularités et des tendances sous-jacentes, dont l’analyse statistique permettra de préciser la nature. L’analyse statistique des corpus iconographiques, pour peu qu’elle repose sur une conception des statistiques adaptée aux sciences sociales, s’avère très prometteuse (exemple de la thèse de  Séverine Lepape, École des Chartes). C’est cette voie, sans doute décisive pour l’avenir de nos études et dans laquelle aucun travail d’ampleur n’a été encore mené, que le corpus auvergnat permettra d’éprouver.

2 – Analyse d’un fonds documentaire sur les miniatures médiévales

Depuis 1983, notre équipe est engagée dans la constitution d’une base de données portant sur les manuscrits enluminés médiévaux. À ce jour, la base, consultable dans nos locaux de l’INHA, inclut plus de 12 000 images numérisées et indexées. Pour mener à bien cette tâche, notre équipe a mis au point un outil permettant une indexation à la fois rapide et suffisamment efficace pour répondre aux besoins assignés à cette tâche, Le Thésaurus des images médiévales, publié en 1993 et mis ainsi à la disposition de toutes les équipes confrontées aux mêmes problèmes. Le Thésaurus a été adopté pour la réalisation des vidéodisques de la Bibliothèque Vaticane, en collaboration avec l’École française de Rome, et pour lesquels notre équipe a été chargée de la réalisation des bases de données iconographiques (3 vidéodisques comportant 70 000 images et 30 000 fiches d’indexation, produits entre 1990 et 1992, et en cours de transfert sur support numérique). Parmi d’autres équipes importantes, le CESCM (CNRS-Université de Poitiers) a choisi notre Thésaurus pour l’informatisation de sa très importante iconothèque, de même que le Musée National d’Art Catalan de Barcelone. Nous sommes actuellement engagés dans un processus de coopération, visant à un rapprochement fédératif des équipes proposant des outils documentaires relatifs aux images médiévales, qui inclut également l’IRHT (Orléans) et l’équipe PREALP (Dominique Rigaux, Université de Grenoble-II) et qui a déjà donné lieu à l’organisation de deux tables rondes (Poitiers, mars 2005 ; INHA-Paris, mai 2006). Plus précisément, nous sommes engagés avec le CESCM de Poitiers dans un processus de refonte et de révision du Thésaurus, qui a pour objectif de l’améliorer en en facilitant l’usage, et de le rendre accessible en ligne à tous les utilisateurs potentiels (avec traduction en 4 langues). En ce qui concerne nos moyens propres, une étape supplémentaire, qui donnerait une accessibilité accrue aux efforts poursuivis depuis plus de 20 ans, consisterait à rendre accessible notre propre base d’indexation en ligne. Cela suppose un important travail, notamment de révision et d’homogénéisation de l’indexation menée au cours d’une si longue période, qui ne pourrait être mené que par l’adjonction à nos forces propres d’un vacataire sur une période de 3 ans.

3 – Un ouvrage synthétisant nos recherches sur les images médiévales

L’un des objectifs de l’équipe  est la production d’un ouvrage faisant la synthèse de tous les aspects méthodologiques relatifs à l’analyse des images médiévales, qui ont été développés et mis au point au cours des années passées, et que les projets développés ici permettront de porter à un degré de maturité suffisant pour les socialiser sous une forme achevée.  

« Écrire » (Axe dirigé par Pierre Monnet, Directeur d’études à l’EHESS)

Si l’écriture est ici mentionnée en dernier, alors qu’elle occupe une place éminente dans la hiérarchie médiévale des valeurs et des fonctions sociales, c’est pour se déprendre d’une facilité bien compréhensible de l’historien médiéviste, confronté au fait irréductible que « l’histoire s’écrit (d’abord) avec des textes ». Cette évidence est confirmée par les références nombreuses qu’on a faites à l’écriture dans les lignes qui précèdent, tant à propos des recueils d’exempla que des tituli des images. Mais l’ordre de présentation que nous avons choisi exprime notre souci de rappeler que l’écriture n’était pas seule, que les hommes du Moyen Âge parlaient, chantaient, faisaient des gestes, regardaient des images, en faisaient parfois, et que la plupart d’entre eux, même au sommet de la société, vivaient éloignés des usages ou du moins de la compréhension directe de l’écrit. C’est justement l’écriture rare qui nous intéressera spécialement, celle que s’approprient ceux qui ne sont pas habilités et habitués, comme les clercs, à une fréquentation précoce et permanente de l’écrit : l’écriture des laïcs, ou de certains d’entre eux, si conscients du caractère exceptionnel de leur conquête qu’ils lui confient ce qu’ils ont de plus précieux, leurs souvenirs, leurs rêves, les instructions destinées à leur descendance, en un mot l’expression de leur subjectivité.

Notre projet placé sous le thème « Écritures de soi, écritures de roi : les autobiographies souveraines de l’antiquité aux temps modernes (Occident, Orient, Asie) » vise à recenser et à étudier systématiquement les écrits de « type » autobiographique avant, pendant et après le Moyen Âge. Parler de « type » autobiographique, c’est prudemment inviter à réfléchir sur cette notion, à viser l’établissement d’une typologie, à observer la variation d’un modèle et d’une pratique au cours du temps et à travers les aires culturelles. Si, pour le Moyen Âge, les « autobiographies » monastiques ou cléricales ont été assez bien étudiées ces dernières années, si pour leur part les « livres de famille » des marchands allemands, italiens voire français du tournant des XVe-XVIe siècle font également l’objet de recherches internationales poussées, il nous semble qu’un champ de recherche prometteur est constitué par ce qu’on appellera, en jouant sur les mots, les « autobiographies souveraines » : soit des « autobiographies » de souverains médiévaux (rois, empereurs, papes, princes), qui combinent de ce fait deux sources de légitimité : celle du « je » qui écrit ou dicte, et celle du souverain imbu de son auctoritas, notion elle-même chargée du double sens de l’autorité et de l’auctorialité. Encadrée par un aperçu plongeant en amont dans l’antiquité et se tournant en aval vers les XVIe-XVIIIe siècles, cette enquête se veut interdisciplinaire et comparatiste, et entend comme les autres projets travailler à partir de la constitution d’un corpus de textes en série.

Il existe certes l’enquête déjà ancienne de Georg Misch (Geschichte der Autobiographie, 8 vol., 1ère édition de 1907), que quelques entreprises s’attachent à combler, singulièrement du côté allemand (groupes de Hambourg, de Vienne et de Bâle). Mais ni la question de l’écriture souveraine, ni les écrits royaux et princiers, ni l’élargissement de l’analyse à un horizon européen et extra-européen n’ont fait l’objet d’une réflexion systématique. Il reste donc à continuer à recenser les écrits, à réfléchir sur la notion d’autobiographie et surtout à mettre en relation ce type d’écriture avec les autres axes contenus dans le projet ici évoqué et dont elle est inséparable : écrire sur soi c’est aussi parler de soi (ne serait-ce que dans l’exercice de la dictée du texte ou de la lecture orale de sa Vita), mais c’est aussi bien sûr se représenter, figurer et se figurer au sens où le lien entre texte et image est au cœur d’un processus de construction de soi et de l’image princière et royale que les illustrations des manuscrits conservés restituent avec force autant que les programmes monumentaux ou les portraits du roi (que l’on pourrait presque traiter comme des autoportaits).

Collaborations nationales et internationales :

Le projet compte développer plusieurs collaborations avec des chercheurs français ou étrangers : avec Agostino Paravicini Bagliani (Lausanne pour Pie II), Harald Tersch (base de données autobiographiques autrichiennes, Vienne), Klaus Arnold et Sabine Schmolinsky (base de données autobiographiques allemandes, Hambourg), Kaspar von Greyerz (base de données autobiographiques suisses, Bâle) ; Michael Borgolte (Berlin, nouveau collège doctoral franco-allemand EHESS/Université Humboldt sur « La dynamique des représentations dans la formation de la modernité européenne ») ; Heinz-Dieter Heimann (Potsdam, coopération sur la « signature de soi » ayant abouti au recueil publié par lui et Pierre Monnet en 2004 : Kommunikation mit dem Ich. Signaturen der Selbstzeugnisforschung an europäischen Beispielen des 12. bis 16. Jahrhunderts, Bochum, 2004) ; Bernhard Jussen (Bielefeld), Andrea von Hülsen-Esch (Düsseldorf). Du côté des chercheurs français, des contacts ont été pris en vue de l’enquête et du colloque sur les autobiographies souveraines : Jean-Marie Maillefer (Paris IV) sur la Scandinavie, Wladimir Berelovitch (EHESS) sur la Russie, Vincent Puech (Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) sur le monde byzantin, Gabriel Martinez-Gros (EHESS) en lien avec Julien Loiseau (Paris) et Françoise Micheau (Paris I) sur le monde islamique, Jean-Philippe Genet (Paris I) sur l’Angleterre, Gilles Lecuppre (Nanterre) pour les autobiographies de rois imposteurs.

Programme de travail

2005-2006. Un premier séminaire tenu au cours du semestre d’hiver 2005-2006 sous la co-direction de Pierre Monnet et Jean-Claude Schmitt s’est attaché à traduire la Vita latine de Charles IV de Bohême en vue d’une publication inédite en français.

2006-2007. Un séminaire se tiendra ensuite au cours de l’hiver 2006-2007 sur le thème des autobiographies souveraines. Il a pour objectif de replacer la Vita de Charles IV du milieu du XIVe siècle parmi un ensemble bien plus vaste de productions comparables. En effet, pour l’Occident, d’autres textes peuvent être convoqués : les écrits des rois et empereurs Habsbourg aux XVe et XVIe siècles (Frédéric III, Maximilien Ier et Maximilien II, Charles Quint), ceux de Jacques Ier d’Aragon et de Pierre le Cérémonieux pour les XIIIe et XIVe siècles, ceux de Pie II/Eneas Silvio Piccolomini pour inclure la papauté dans l’enquête, ceux de Charles IX et Gustave-Adolphe de Suède au XVIe siècle, ceux d’Edouard VI d’Angleterre également au XVIe siècle, ceux de Catherine II de Russie. La jonction entre Occident et Orient sera réalisée par les mémoires d’Abd Allah ibn Ziri, roi berbère de Grenade au XIe siècle. Pour l’Islam, les mémoires du prince Usama ibn Munqidh de Syrie du XIIe siècle et le texte du grand moghol des Indes Babur au tournant des XVe-XVIe siècles serviront de points de comparaison tandis que le cas byzantin sera abordé à travers les Histoires de Jean VI Cantacuzène pour le XIVe siècle. La Chine enfin sera abordée à travers le texte autobiographique de l’empereur Quianlong (1736-1796) et de l’autobiographie fictive de l’empereur Kangxi (1662-1723). En effet, la fiction touche de près le thème de l’écriture de soi puisque l’individu, tout roi ou prince qu’il soit, se met en scène. À côté de la fiction, c’est aussi le thème de l’imposture qui sera abordé avec la question des fausses autobiographies de rois produites par de faux rois. Au moins deux cas peuvent être ici mentionnés : celui de l’« autobiographie » de Giannino Baglioni, alias Jean Ier le Posthume roi de France ; et celui d’un roi de Norvège du tournant des XIIe-XIIIe siècles, Sverre, qui dicte sa propre saga et finit par avouer qu’il est un imposteur.

Écritures, fictions, impostures… un quatrième thème doit évidemment être soulevé au cours de l’enquête, celui de l’absence. Ce bref passage en revue de cas et de textes met en effet en évidence un manque, qui parle autant que la présence, celui du royaume de France. Ici, ni fiction, ni imposture, ni autobiographie : le pouvoir royal en France est-il devenu dès le Moyen Âge central si sacré et « intouchable » que l’on ne puisse parler du souverain qu’à la troisième personne ?

Automne 2007. Un colloque international viendra clore à l’automne 2007 ce groupe de deux séminaires. Les participants sont déjà informellement pressentis. Les thèmes transversaux qui guideront la rencontre seront les suivants : La notion d’autobiographie et d’individualité à l’époque pré-moderne ; La notion d’autobiographie et les modes d’écriture : journal, mémoires, chronique, testaments, Vie, confessions… étude des prologues, des titres, des manuscrits, des auteurs ; Motivations, modèles et pratiques de l’écriture souveraine de soi ; Vocabulaire, motifs et structures du récit : pour une sémantique historique de l’écriture souveraine de soi ; Rythmes de l’écriture et récit de vie ; Écriture de la souveraineté, écriture de souveraineté ; Écriture, oralité, figuration. Écriture du rêve et rêve de l’écriture ; Image du prince, image « publique », image « privée » ; Autorité, auctorialité, sacralité ; Fictions, impostures, absences : pour une cartographie culturelle de l’écriture souveraine de soi. La publication des actes succédera à celle de la Vita de Charles IV.

Été 2008. Une école doctorale thématique devrait ensuite être préparée pour l’été 2008. Elle s’intégrerait dans le cadre d’un nouveau collège doctoral franco-allemand établi au printemps 2006 entre l’EHESS et l’université Humboldt de Berlin consacré à « La dynamique des représentations dans la formation de la modernité européenne ».

2008-2010. Au-delà de ces publications et rencontres, ce troisième axe du projet commun consacré à l’écriture devrait aboutir à l’horizon 2008-2009 au lancement d’un recensement plus exhaustif des textes autobiographiques royaux et princiers en Occident, en Orient et en Extrême-Orient, sans oublier ce continent inconnu, sur ce plan, qu’est l’Afrique. Ce sont donc trois publications qui sont prévues : celle de la traduction de la Vita de Charles IV, celle des actes du colloque de 2007, celle d’un recensement et d’un recueil de textes des autobiographies princières et royales.

Conclusion

Enfin, une convergence entre les efforts spécifiques des trois sous-équipes pourrait permettre de contribuer à l’avancée de la réflexion sur un aspect déterminant pour la compréhension des sociétés médiévales. En effet, si l’on ne peut analyser séparément l’écrit, l’oral et l’image, les dualités classiques (écrit/oral, images/textes) ne sont pas non plus entièrement satisfaisantes et, surtout, ne peuvent être pensées de la même manière s’agissant du Moyen Âge ou de notre monde contemporain. Le Verbe divin, qui constitue un modèle essentiel, est par nature double, se transmettant aux hommes tout à la fois par la Parole et par l’Écriture, ce qui conduit à valoriser les formes d’association de l’oral et de l’écrit, plutôt qu’à insister sur leur opposition. De même, la dualité texte/image n’a qu’une pertinence très relative pour la période médiévale (il existe des lettres qui sont en même temps des images et des images qui sont pleines de lettres ; le terme pingere – avec son dérivé pictura – peut désigner tout à la fois le fait de tracer des lettres et le tracé d’un dessin). Pour faire un pas de plus, il conviendrait de s’affranchir de dualités peu appropriées et de raisonner sur la base d’une unité ternaire associant paroles, figures et écrits, au sein d’un univers soumis à la distinction majeure du Créateur et de ses créatures. C’est ainsi que l’on espère contribuer à la réflexion sur le statut des textes, des images et de l’oralité dans la société médiévale.

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